Histoire des sciences
Alexander GROTHENDIECK
Un math�maticien d'exception
Laur�at de la m�daille Fields (1966), l'Acad�mie Royale des Sciences de Su�de lui d�cerne le prix Crafoord en 1988. Les sp�cialistes le consid�rent comme l'un des plus grands g�nies des math�matiques de tous les temps. Le "fondateur" de l'Alg�bre g�om�trique, Alexandre GROTHENDIECK, a pass� son enfance et la derni�re partie de sa carri�re � Montpellier.
GROTHENDIECK est n� le 28 Mars 1928 � Berlin, d'un p�re, Juif
Lituanien, qui mourut dans le camp de concentration de Dachau. Fuyant l'Allemagne nazie, Alexandre Grothendieck et sa m�re s'installent � Montpellier.
En 1948, il d�cide de poursuivre des �tudes en math�matiques � Paris. Dans une situation de d�nuement total, il frappe � la bonne porte, celle d'Andr� Magnier, inspecteur g�n�ral de math�matiques et membre de l'Entraide Universitaire de France, qui lui accorde une bourse. Le professeur Henri Cartan l'admet dans ses s�minaires � l'�cole Normale Sup�rieure (ENS) et le dirige vers Dieudonn�, un des as des math�matiques de ce si�cle.
Par sa grande puissance de travail, son intuition extraordinaire, sa passion, Grothendieck s�duit le monde des math�maticiens. En six mois, il r�sout quatorze probl�mes de math�matiques (chaque probl�me est �quivalent � un sujet de th�se de doctorat). Peu � peu, l'�l�ve g�nie se transforme en pape des math�matiques. De 1959 � 1971, il occupe un poste de professeur au prestigieux Institut des Hautes �tudes Scientifiques (IHES) de Paris. L'homme est gai, optimiste, chaleureux, g�n�reux et a une vision globale des math�matiques. Par peur de perdre ses id�es, ses �l�ves l'enregistrent sur des bandes magn�tiques. La collaboration Grothendieck, Serre (m�daille Fields 1954) et Dieudonn� donne naissance aux "�l�ments de la g�om�trie alg�brique".
En 1966, il obtient la m�daille Fields (�quivalent du Prix Nobel en math�matiques), mais il refuse de se rendre � Moscou pour la recevoir. En effet, il marque ainsi un signe de solidarit� avec les �crivains Daniel et Siniavski, notamment contre le traitement que leur r�servent les Sovi�tiques.
Lorsqu'en 197l, Grothendieck d�couvre que l'IHES re�oit des financements du Minist�re de la D�fense, il d�missionne et s'engage ensuite en politique, cr�ant le journal "Vivre et Survivre" et pr�nant l'arr�t de la recherche scientifique. ll entre au Coll�ge de France et intitule son cours "Faut-il continuer la recherche scientifique ?". Son contrat n'est pas renouvel�. En 1973, il revient � Montpellier o� il enseigne les math�matiques et en 1984, il r�int�gre le CNRS. En Avril 1988, l'Acad�mie Royale des Sciences de Su�de lui d�cerne le Prix Crafoord, avec l'un de ses anciens �l�ves, le belge Pierre Deligne. Mais dans une lettre, publi�e par le journal "Le Monde" du 4 Mai de la m�me ann�e, il annonce qu'il refuse ce prix, ainsi que les 270 00l dollars qui lui sont associ�s. Il justifie son refus par la d�rive de la "science officielle" : "Je suis sensible � l'honneur, (...), je ne souhaite pas
recevoir ce prix (ni d'ailleurs un autre), (...), mon salaire, (...), est beaucoup plus que
suffisant pour mes besoins, (...). Dans les deux d�cennies �coul�es, l'�thique du m�tier
scientifique s'est d�grad�e". C'est dans cette m�me lettre qu'il �claircit ses positions
sur la recherche scientifique, en rappelant qu'en 197l il quitta le milieu "scientifique
officiel", sans renoncer pour autant � sa passion pour la recherche scientifique, puisqu'il
continua � former des jeunes hors du circuit institutionnel. En Octobre 1988, il part � la
retraite.
Fatigu�, us�, amer, seul, il s'isole � Aumettes, un village du Vaucluse. Un jour, lors d'un reportage, des journalistes le prennent en photo contre son gr�. La publication est faite par des journaux et revues sous le sigle � "Photo x/ Reproduction interdite". Pour Grothendieck,
c'est une autre fa�on de piller et trahir. R�sultat : en 1991, il part d'Aumettes pour
s'installer quelque part dans le sud, s'isoler davantage. "Grothendieck est vivant",
nous assurent ses anciens �l�ves et amis, "mais il ne veut plus recevoir de courrier et
veut vivre isol�".
Extrait du Journal Le Monde, 4 mai 1988
Lettre � l'Acad�mie Royale des Sciences de Su�de
Le math�maticien fran�ais
Alexandre Grothendieck
refuse le prix Crafoord
Le math�maticien fran�ais Alexandre Grothendieck, qui obtint en 1966 la m�daille Fields, l'�quivalent du prix Nobel en math�matiques, vient de refuser le prix Crafoord que l'Acad�mie royale des sciences de Su�de avait d�cid� de lui d�cerner (Le Monde dat� des 17 et 18 Avril). Ce prix, d'une valeur de 270 000 dollars (1,54 millions de francs), qu'il devait partager avec l'un de ses anciens �l�ves, le belge Pierre Deligne, r�compense depuis 1982 des chercheurs
travaillant dans le domaine des math�matiques, des sciences de la Terre, de l'astronomie et de
la biologie. Le g�ophysicien fran�ais Claude All�gre en fut le laur�at en 1986. Dans le texte
qui suit et qui est adress� au secr�taire perp�tuel de l'Acad�mie royale des sciences de Su�de, M. Alexandre Grothendieck explique les raisons de son refus.
Les d�rives de la "science officielle"
Je suis sensible � l'honneur que me fait l'Acad�mie royale des sciences de Su�de en d�cidant d'attribuer le prix Crafoord pour cette ann�e, assorti d'une somme importante, en commun � Pierre Deligne (qui fut mon �l�ve) et � moi-m�me. Cependant, je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d'ailleurs aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes.
- Mon salaire de professeur, et m�me ma retraite � partir du mois d'octobre prochain, est
beaucoup plus que suffisant pour mes besoins mat�riels et pour ceux dont j'ai la charge ;
donc je n'ai aucun besoin d'argent. Pour ce qui est de la distinction accord�e � certains de
mes travaux de fondements, je suis persuad� que la seule �preuve d�cisive pour la f�condit�
d'id�es ou d'une vision nouvelle est celle du temps. La f�condit� se reconna�t � la prog�niture, et non par les honneurs.
- Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s'adresse un prix
prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d'un statut social tel qu'ils ont d�j� en abondance et le bien-�tre mat�riel et le prestige scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et
pr�rogatives qui vont avec. Mais n'est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se
faire qu'aux d�pens du n�cessaire des autres ?
- Les travaux qui me valent la bienveillante attention de l'Acad�mie royale datent d'il
y a vingt-cinq ans, d'une �poque o� je faisais partie du milieu scientifique et o� je
partageais pour l'essentiel son esprit et ses valeurs. J'ai quitt� ce milieu en 1970 et, sans
renoncer pour autant � ma passion pour la recherche scientifique, je me suis �loign�
int�rieurement de plus en plus du milieu des scientifiques.
Or, dans les deux d�cennies �coul�es l'�thique du m�tier scientifique (tout au moins parmi des math�maticiens) s'est d�grad�e � un degr� tel que le pillage pur et simple entre confr�res (et surtout aux d�pens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se d�fendre) est devenu quasiment une r�gle g�n�rale, et qu'il est en tout cas tol�r� par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques.
Dans ces conditions, accepter d'entrer dans le jeu des prix et des r�compenses serait aussi donner ma caution � un esprit et � une �volution, dans le monde scientifique, que je reconnais comme profond�ment malsains, et d'ailleurs condamn�s � dispara�tre � br�ve �ch�ance tant ils sont suicidaires spirituellement, et m�me intellectuellement et mat�riellement.
C'est cette troisi�me raison qui est pour moi, et de loin, la plus s�rieuse. Si j'en fais �tat, ce n'est nullement dans le but de critiquer les intentions de l'Acad�mie royale dans l'administration des fonds qui lui sont confi�s. Je ne doute pas qu'avant la fin du si�cle, des bouleversements enti�rement impr�vus vont transformer de fond en comble la notion m�me que nous avons de la "science", ses grands objectifs et l'esprit dans lequel s'accomplit le travail scientifique. Nul doute que l'Acad�mie royale fera alors partie des institutions et des personnages qui auront un r�le utile � jouer dans un renouveau sans pr�c�dent, apr�s une fin de civilisation �galement sans pr�c�dent.
Je suis d�sol� de la contrari�t� que peut repr�senter pour vous-m�me et pour l'Acad�mie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu'il semblerait qu'une certaine publicit� ait d'ores et d�j� �t� donn�e � cette attribution, sans l'assurance au pr�alable de l'accord des laur�ats d�sign�s. Pourtant, je n'ai pas manqu� de faire mon possible pour donner � conna�tre dans le milieu scientifique, et tout particuli�rement parmi mes anciens amis et �l�ves dans le monde math�matique, mes dispositions vis-�-vis de ce milieu et de la "science officielle"
d'aujourd'hui.
Il s'agit d'une longue r�flexion, R�coltes et Semailles, sur ma vie de
math�maticien, sur la cr�ation (et plus particuli�rement la cr�ation scientifique) en g�n�ral, qui est devenue en m�me temps, inopin�ment, un "tableau de moeurs" du monde math�matique entre 1950 et aujourd'hui. Un tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre), fait par les soins de mon universit� en deux cents exemplaires, a �t� distribu� presque en totalit� parmi mes coll�gues math�maticiens, et plus particuli�rement parmi les g�om�tres alg�bristes (qui m'ont fait l'honneur de se souvenir de moi). Pour votre information personnelle, je me permets de vous en envoyer deux fascicules introductifs, sous une enveloppe s�par�e.
Alexandre Grothendieck
Source : Survivre et Vivre num�ro 6 - Janvier 1971
Comment je suis devenu militant ?
Voil� un r�sum� de l'intervention d'Alexandre Grothendieck au cours de la discussion publique Le Travailleur Scientifique et la Machine Sociale qui a eu lieu � la Facult� des Sciences de Paris (Paris VI), le mardi 15 d�cembre 1970, avec la participation du comit� Survivre.
Il est assez peu courant que des scientifiques se posent la question du r�le de leur science dans la soci�t�. J'ai m�me l'impression tr�s nette que plus ils sont haut situ�s dans la hi�rarchie sociale, et plus par cons�quent ils se sont identifi�s � l'establishment, ou moins ils sont contents de leur sort, moins ils ont tendance � remettre en question cette religion qui nous a �t� inculqu�e d�s les bancs de l'�cole primaire : toute connaissance scientifique est bonne, quel que soit son contexte ; tout progr�s technique est bon. Et comme corollaire : la recherche scientifique est toujours bonne. Aussi les scientifiques, y compris les plus prestigieux, ont-ils g�n�ralement une connaissance de leur science exclusivement "de l'int�rieur", plus �ventuellement une connaissance de certains rapports administratifs de leur science avec le reste du monde. Se poser une question comme : la science actuelle en g�n�ral, ou mes recherches en particulier, sont-elles utiles, neutres ou nuisibles � l'ensemble des hommes ? Cela n'arrive pratiquement jamais, la r�ponse �tant consid�r�e comme �vidente, par les habitudes de pens�e enracin�es depuis l'enfance et l�gu�es depuis des si�cles. Pour ceux d'entre nous qui sommes des enseignants, la question de la finalit� de l'enseignement, ou m�me simplement celle de son adaptation aux d�bouch�s, est tout aussi rarement pos�e.
Pas plus que mes coll�gues, je n'ai fait exception � la r�gle. Pendant pr�s de vingt-cinq ans, j'ai consacr� la totalit� de mon �nergie intellectuelle � la recherche math�matique, tout en restant dans une ignorance � peu pr�s totale sur le r�le des math�matiques dans la soci�t�, id est pour l'ensemble des hommes, sans m�me m'apercevoir qu'il y avait l� une question qui m�ritait qu'on se la pose ! La recherche avait exerc� sur moi une grande fascination, et je m'y �tais lanc� d�s que j'�tais �tudiant, malgr� l'avenir incertain que je pr�voyais comme math�maticien, alors que j'�tais �tranger en France. Les choses se sont aplanies par la suite : j'ai d�couvert l'existence du CNRS et j'y ai pass� huit ann�es de ma vie, de 1950 � 1958, toujours �merveill� � l'id�e que l'exercice de mon activit� favorite m'assurait en m�me temps la s�curit� mat�rielle, plus g�n�reusement d'ailleurs d'ann�e en ann�e. Depuis 1959, j'ai �t� professeur � l'Institut des Hautes Etudes Scientifiques (IHES) qui est un petit institut de recherche pure cr�� � ce moment, subventionn� � l'origine uniquement par des fonds priv�s (industries). Avec mes quelques coll�gues, j'y jouissais de conditions de travail exceptionnellement favorables, comme on n'en trouve gu�re ailleurs qu'� l'Institute for Advanced Study, � Princeton, qui avait d'ailleurs servi de mod�le � l'IHES. Mes relations avec les autres math�maticiens (comme, dans une large mesure, celles des math�maticiens entre eux) se bornaient � des discussions math�matiques sur des questions d'int�r�ts communs, qui fournissaient un sujet in�puisable. N'ayant eu d'autre enseignement � donner qu'au niveau de la recherche, avec des �l�ves pr�parant des th�ses, je n'avais gu�re eu l'occasion d'�tre directement confront� aux probl�mes de l'enseignement ; d'ailleurs, comme la plupart de mes coll�gues, je consid�rais que l'enseignement au niveau �l�mentaire �tait une diversion regrettable dans l'activit� de recherche, et j'�tais heureux d'en �tre dispens�.
Heureusement, il commence � y avoir une petite minorit� de scientifiques qui se r�veillent plus ou moins brutalement de l'�tat de qui�tude parfaite que je viens de d�crire. En France, le mois de Mai 1968 a �t� dans ce sens un puissant stimulant sur beaucoup de scientifiques ou d'universitaires. Le cas de C. Chevalley est � ce sujet particuli�rement �loquent. Pour moi, ces �v�nements m'ont fait prendre conscience de l'importance de la question de l'enseignement universitaire et de ses relations avec la recherche, et j'ai fait partie d'une commission de travail � la Facult� des Sciences d'Orsay, charg�e de mettre au point des projets de structure (nos conclusions tendant � une distinction assez nette entre le m�tier d'enseignant et celui de chercheur ont �t� d'ailleurs battues en br�che avec une rare unanimit� par les assistants et les professeurs, et les rares �tudiants qui se sont m�l�s aux d�bats). Cependant, n'�tant pas enseignant, ma vie professionnelle n'a �t� en rien modifi�e par le grand brassage id�ologique de Mai 68.
N�anmoins, depuis environ une ann�e, j'ai commenc� � prendre conscience progressivement de l'urgence d'un certain nombre de probl�mes, et depuis fin juillet 1970 je consacre la plus grande partie de mon temps en militant pour le mouvement Survivre, fond� en juillet � Montr�al. Son but est la lutte pour la survie de l'esp�ce humaine, et m�me de la vie tout court, menac�e par le d�s�quilibre �cologique croissant caus� par une utilisation indiscrimin�e de la science et de la technologie et par des m�canismes sociaux suicidaires, et menac�e �galement par des conflits militaires li�s � la prolif�ration des appareils militaires et des industries d'armement. Les questions soulev�es dans le petit tract qui a annonc� la r�union d'aujourd'hui font partie de la sph�re d'int�r�t de Survivre, car elles nous semblent li�es de fa�on essentielle � la question de notre survie. On m'a sugg�r� de raconter ici comment s'est faite la prise de conscience qui a abouti � un bouleversement important de ma vie professionnelle et de la nature de mes activit�s.
Pour ceci, je devrais pr�ciser que dans mes relations avec la plupart de mes coll�gues math�maticiens, il y avait un certain malaise. Il provenait de la l�g�ret� avec laquelle ils acceptaient des contrats avec l'arm�e (am�ricaine le plus souvent), ou acceptaient de participer � des rencontres scientifiques financ�es par des fonds militaires. En fait, � ma connaissance, aucun des coll�gues que je fr�quentais ne participait � des recherches de nature militaire, soit qu'ils jugent une telle participation comme r�pr�hensible, soit que leur int�r�t exclusif pour la recherche pure les rendent indiff�rents aux avantages et au prestige qui est attach� � la recherche militaire. Ainsi, la collaboration des coll�gues que je connais avec l'arm�e leur fournit un surplus de ressources ou des commodit�s de travail suppl�mentaires, sans contrepartie apparente sauf la caution implicite qu'ils donnent � l'arm�e.
Cela ne les emp�che d'ailleurs pas de professer des id�es "de gauche" ou de s'indigner des guerres coloniales (Indochine, Alg�rie, Vi�t Nam) men�es par cette m�me arm�e dont ils receuillent volontiers la manne bienfaisante. Ils donnent g�n�ralement cette attitude comme justification de leur collaboration avec l'arm�e, puisque d'apr�s eux cette collaboration "ne limitait en rien" leur ind�pendance par rapport � l'arm�e, ni leur libert� d'opinion. Ils se refusent � voir qu'elle contribue � donner une aur�ole de respectabilit� et de lib�ralisme � cet appareil d'asservissement, de destruction et d'avilissement de l'homme qu'est l'arm�e.
Il y avait l� une contradiction qui me choquait. Cependant, habitu� depuis mon enfance aux difficult�s qu'il y a � convaincre autrui sur des questions morales qui me semblent �videntes, j'avais le tort d'�viter les discussions sur cette question importante, et je me cantonnais dans le domaine des probl�mes purement math�matiques, qui ont ce grand avantage de faire ais�ment l'accord des esprits.
Cette situation a continu� jusqu'au mois de d�cembre 1969, o� j'appris fortuitement que l'IHES �tait depuis trois ans financ� partiellement par des fonds militaires. Ces subventions d'ailleurs n'�taient assorties d'aucune condition ou entrave dans le fonctionnement scientifique de IHES, et n'avaient pas �t� port�es � la connaissance des professeurs par la direction, ce qui explique mon ignorance � leur sujet pendant si longtemps. Je r�alise maintenant qu'il y avait eu n�gligence de ma part, et que vu ma ferme d�termination � ne pas travailler dans une institution subventionn�e pas l'arm�e, il m'appartenait de me tenir inform� sur les sources de financement de l'institution o� je travaillais.
Quoi qu'il en soit, je fis aussit�t mon possible pour obtenir la suppression des subventions militaires de l'IHES. De mes quatre coll�gues, deux �taient en principe favorables au maintien de ces subventions, un autre �tait indiff�rent, un autre h�sitant sur la question de principe.
Tout compte fait, tous quatre auraient pr�f�r� la suppression des subventions militaires plut�t que mon d�part. Ils firent m�me une d�marche en ce sens aupr�s du directeur de l'IHES, contredites peu apr�s par des d�marches contraires de deux de ces coll�gues. Aucun d'eux n'�tait dispos� � appuyer � fond mon action, ce qui aurait certainement suffi � obtenir gain de cause. Il est inutile d'entrer ici dans le d�tail des p�rip�ties qui ont abouti � me convaincre qu'il �tait impossible d'obtenir une quelconque garantie que l'IHES ne serait pas subventionn�e par des fonds militaires � l'avenir. Cela m'a conduit � quitter cet institut au mois de septembre 1970. Pour l'ann�e acad�mique 70/71, je suis professeur associ� au Coll�ge de France.
Apr�s quelques semaines d'amertume et de d�ception, j'ai r�alis� qu'il est pr�f�rable pour moi que l'issue ait �t� telle que je l'ai d�crite. En effet, lorsqu'il semblait � un moment donn� que la situation "allait s'arranger", je me disposais d�j� � retourner enti�rement � des efforts purement scientifiques. C'est de m'�tre vu dans une situation o� j'ai d� abandonner une institution dans laquelle j'avais donn� le meilleur de mon oeuvre math�matique (et dont j'avais �t� le premier, avec J. Dieudonn�, � fonder la r�putation scientifique), qui m'a donn� un choc d'une force suffisante pour m'arracher � mes int�r�ts purement sp�culatifs et scientifiques, et pour m'obliger, apr�s des discussions avec de nombreux coll�gues, � prendre conscience du principal probl�me de notre temps, celui de la survie, dont l'arm�e et les armements ne sont qu'un des nombreux aspects. Ce dernier m'appara�t encore comme le plus flagrant du point de vue moral, mais non comme le plus fondamental pour l'analyse objective des m�canismes qui sont en train d'entra�ner l'humanit� vers sa propre destruction.
Alexandre Grothendieck
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